Le visage originel (Pierre Turlur)

Ou comment ne rien retenir de soi, s’oublier et s’oublier encore pour afficher son vrai visage.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]

Un kôan extrêmement connu et fort stimulant préserve une simple exhortation du maître à son élève : « Sans dépendre du vrai et du faux, montre-moi ton visage avant la naissance de tes parents ! ».

Cette invitation peut paraître cocasse et absurde, et pourtant... Nous recevons cette injonction chaque jour, il n’est pas un pas, une respiration, un mouvement, une parole ou un silence qui n’offre ce moment pivot où ce visage qui ne dépend ni du temps ni des concepts peut se manifester. Un visage lave du passage de l’âge, sans jeunesse, si ce n’est celle de la merveilleuse fraîcheur du moment, sans séniorité, si ce n’est la profondeur calme et tendre de son regard. Un visage qui est bien loin de celui que l’on compose, grime et farde, un visage où nous apparaissons tel que nous sommes sans les masques que la cérémonie sociale nous impose ou nous prête. Sans ces sourires ou ces mines de circonstances que nos arborons par habitude ou par paresse. Le visage d’avant la naissance de nos parents est alors un improbable bien fertile. Libéré des conditionnements et allégé du poids de l’ascendance, à quoi ou à qui finit-on par ressembler ?
« Moi, je », vraiment ?

Car voilà, nous avons fini par croire à toutes ces histoires, les nôtres et celles que les autres ont écrites rien que pour nous ; il y a les contes et légendes familiales où nous sommes condamnés à n’être jamais que la petite dernière ou le maladroit congénital avec toutes les variations intermédiaires. Il y a aussi les récits tissés sur la trame et le métier de nos amitiés et relations, les paroles acides et les petites sentences apparemment anodines, distillées par nos compagnons de voyage. Il y a enfin et surtout notre propre monologue, cette voix qui du bord du sommeil ou dans les moments de solitude et de retrait donne un corps et une substance à ce moi qu’elle pétrit et façonne. Nous sommes donc élaborés et construits par toutes ces voix dont les fils et filets agitent une bien étrange marionnette. Faute de mieux, nous l’appelons « moi » et en émaillons et ponctuons nos phrases comme pour nous rassurer : « Moi, je ». Si bien que nous n’avons plus fini par vivre notre vie, mais celle d’une ou d’un autre dont nous revendiquons sans cesse l’existence et la paternité. Nous vivons sous les plis, les rictus et les rides d’une ou d’un autre. Changeant de masques et de face au gré des rencontres et des situations. Nous prenons nos pensées pour le réel, et nos simagrées pour l’expression véritable.
Être au monde absolument et de façon inconditionnelle

La voie du Zen, quant à elle, est l’abandon des voix. C’est ce à quoi invite Daito Kokushi lorsqu’il suggère à l’Empereur Hanazono de laisser tomber toute pensée aussitôt qu’elle s’élève. De se donner à l’action de balayer les pensées. Il poursuit en ces termes : « Quand on laisse tomber les pensées, le visage originel apparaît. Les pensées sont telles des nuages qui, une fois dissipés, font place à la lune. Cette lune est celle de l’éternelle vérité du visage originel ». Le point le plus important est de ne pas tomber dans le piège de la fascination ou la recherche de ce visage, de ne surtout pas s’y attacher ou encore le nommer ou tracer, ce qui reviendrait à l’obscurcir encore. Vous avez tous rencontré ces pauvres fous, la tête perdue dans un écran brandi en miroir et qui, geste narcissique célèbre et encouragé par la technologie numérique, prennent un cliché de leur tête contre un décor qu’ils se sont choisi. Dans ce nouveau culte rendu au moi et à ses mirages, ils se gargarisent d’une simple image qui leur tient lieu de monde en s’en grisent et enchantent. Miroir, Ô miroir...

   « Quand on laisse tomber les pensées, le visage originel apparaît. Les pensées sont telles des nuages qui, une fois dissipés, font place à la lune. Cette lune est celle de l’éternelle vérité du visage originel. » Daito Kokushi

Pour rencontrer vraiment la femme ou l’homme véritable, il suffit de se contenter de pratiquer, souffle après souffle, pas près pas, sans rien figer ni définir. Sans rien saisir, brandir ou revendiquer. Il importe de ne surtout pas s’en soucier. Ce visage est présent à la condition de l’oublier, c’est malgré soi qu’il advient et sans que nous puissions le contempler. Aucun selfie ni pose ne pourra le sommer d’apparaître. Il est la totalité dynamique de notre être dans le monde et sa danse par-delà les illusions du monde duel. L’acte de balayer les pensées en revenant au réel, ce que l’on fait et où l’on est, en est déjà la manifestation.

Dans un texte merveilleux, le Soutra du Diamant, il est écrit que notre esprit est semblable à l’étoile de l’aube, à la bulle dans les eaux du courant, à une flamme tremblante, à un spectre ou un rêve. De fait, nous sommes flottants dans un monde flottant. Tissés d’évanescence et de mirages, nous sommes dépourvus de la moindre attache. L’absence d’ego n’est pas quelque chose qui se pratique, c’est notre ADN. Il n’y a donc personne dont il faudrait se débarrasser. Depuis notre naissance, tant et tant de visages et de mines se sont succédés. Qui sommes-nous et qui est le plus vrai ?

De fait, le visage originel ne peut être exprimé ; il est l’ineffable, l’indicible. Et le moine japonais Dôgen, jamais à court d’un paradoxe, se plie à l’exercice de le dire. Il écrit un court Waka en le posant en titre :

Visage originel

Au printemps, les fleurs,
En été, le coucou
En automne, la lune
En hiver, la neige
Saisons, pures et claires

Ici, pas un mot au sujet du moi. Rien ne subsiste, si ce n’est la simplissime succession des saisons. Ce poème est aux yeux de nombre d’amoureux de la culture japonaise une pure et juste expression de sa subtilité et de son abnégation. Plus directement, voilà le visage que chacun d’entre nous pourra vivre dans la présence dépouillée du souci de soi, dans l’abandon aux autres et dans la beauté poétique du monde. Un « selfie spirituel » ouvert sur l’univers tel quel. Il suffit d’être au monde absolument et de façon inconditionnelle. Ne rien retenir de soi, s’oublier et s’oublier encore.

Pierre Taïgu Turlur

Pierre Taïgu Turlur enseigne la langue française, la littérature et la philosophie à Kyoto et Osaka, au Japon. Pratiquant le Zen depuis 1978, il a reçu la transmission du Dharma dans la lignée de Gudo Nishijima et Niwa Zenji.

Sakura a écrit:« Quand on laisse tomber les pensées, le visage originel apparaît. Les pensées sont telles des nuages qui, une fois dissipés, font place à la lune. Cette lune est celle de l’éternelle vérité du visage originel. » Daito Kokushi

J'ose répondre quelque chose : les pensées sont déjà le visage originel. Les nuages sont déjà le ciel et la lune. Le visage originel n'a pas d'éternelle vérité, pourtant il est toujours vrai. Ce n'est pas l'affaire de la lune que de vouloir chasser ou retenir les nuages.

Ce que tu as écrit me donne à réfléchir. On dirait un peu des koans.
Voilà comment je vois ça selon ma compréhension présente :

''les pensées sont déjà le visage originel.''. Il me semble qu'elles en sont l'expression, la manifestation. Mais que pour que notre réalité relative se rapproche de l'ultime, ces pensées devraient de moins en moins manifester d'égo.
Le visage originel pour moi est la nature de Bouddha au delà de la saisie des pensées. Ces pensées sont nos fabrications mentales, elles apparaissent et disparaissent et n'ont pas d'existence intrinsèque alors que la nature de bouddha est la réalité ultime que nous sommes. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser mais nous pouvons nous reconnecter avec notre vraie nature si nous percevons pour ce qu'elles sont: non solides et crées par nos tendances, et les laissons circuler.
Ce ne sont pas les pensées qui gênent la compréhension de la vacuité, mais notre attachement à elles.
'' Les nuages sont déjà le ciel et la lune. '' Je dirais qu'ils sont de même nature, parce que tous les phénomènes sont vacuité.

''Le visage originel n'a pas d'éternelle vérité, pourtant il est toujours vrai. '' Oui. La réalité ultime, la vacuité ne peut être définie selon une vérité. ne peut être définie du tout; Et elle est toujours vraie.

'' Ce n'est pas l'affaire de la lune que de vouloir chasser ou retenir les nuages.'' Oui. C'est le ''moi'' pourtant illusoire qui cherche à se dépouiller de son aspect illusoire et doit faire un effort de non attachement pour revenir à un état naturel. Cet effort de concentration sur la respiration qui consiste à ne plus en faire, à ne rien chercher, à cesser de vouloir.

Bon, je sens que ma compréhension de la vacuité est encore à approfondir.
A laisser infuser.

Rem. a écrit:

Sakura a écrit:« Quand on laisse tomber les pensées, le visage originel apparaît. Les pensées sont telles des nuages qui, une fois dissipés, font place à la lune. Cette lune est celle de l’éternelle vérité du visage originel. » Daito Kokushi

J'ose répondre quelque chose : les pensées sont déjà le visage originel. Les nuages sont déjà le ciel et la lune. Le visage originel n'a pas d'éternelle vérité, pourtant il est toujours vrai. Ce n'est pas l'affaire de la lune que de vouloir chasser ou retenir les nuages.

En même temps rien ne change si tu ne fais rien pour voir ton visage originel... tu restes englué dans ton karma.
L'une des 4 nobles vérités c'est qu'il existe un chemin.... qu'il faut emprunter.

@Sakura : je suis plutôt d'accord, si je comprends bien. Mais le mot "ultime" me gêne.

@Tchamba : oui carrément. Mais une fois le visage originel vu, vouloir le voir constamment reviendrait à ne pas vouloir qu'il y ait de pensées ou de nuages dans le ciel masquant la lune (pour reprendre l'image) et ce serait douter un peu de sa nature, de ce qu'il est.

De même "éternelle vérité" est juste au sens où c'est toujours vrai, pas au sens où c'est toujours vrai de la même façon.

Enfin, de ce que j'en comprends.

Voir sa véritable nature n'est qu'une étape qui marque l'entrée sur la voie. Après tout reste à faire. C'est l'immensité du chemin qui apparait et la multitudes des êtres à faire passer avant soi sur l'autre rive.

Rem. a écrit:Mais une fois le visage originel vu, vouloir le voir constamment reviendrait à ne pas vouloir qu'il y ait de pensées ou de nuages dans le ciel masquant la lune (pour reprendre l'image) et ce serait douter un peu de sa nature, de ce qu'il est;

Tel que je le comprends, ce n'est pas vouloir voir l'ultime par opposition au relatif ou sans le relatif parce qu'on serait dans la dualité et dans l'illusion, c'est faire en sorte que le relatif soit au plus proche de l'ultime, c'est à dire que nos actes et nos paroles soient le moins possible égotiques et ramenés à soi. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas de pensées, c'est impossible, mais qu'elles soient observées et vues sans saisies, sans projections et fabrications mentales. (qu'on les laisse circuler). C'est zazen.
Laisser circuler les nuages, ce n'est pas les chasser, c'est voir la vraie nature des nuages (nos émotions en tant que distorsions mentales sans existence intrinsèque) et savoir que derrière il y a toujours le même ciel, la vacuité, la nature de Bouddha (permanente).

@Rem:
Les phénomènes doivent être vus dans leurs deux réalités (nuage et ciel), auquel cas, ciel et nuage sont comme tu le disais le même phénomène.
Donc oui, ne vouloir voir que la réalité ultime serait une erreur.

tchamba a écrit:
En même temps rien ne change si tu ne fais rien pour voir ton visage originel... tu restes englué dans ton karma.
L'une des 4 nobles vérités c'est qu'il existe un chemin.... qu'il faut emprunter.

C'est tout à fait le genre de réflexion qui fait penser à la chanson de Dalida "Paroles et paroles et paroles...." lalalala !

Si pour toi ce ne sont que des paroles, passe ton chemin, tu n'as rien à faire ici.

Dernier avertissement avant bannissement

Je suis admin à titre bénévole, rien ne m'oblige à en supporter davantage.

tchamba a écrit:Si pour toi ce ne sont que des paroles, passe ton chemin, tu n'as rien à faire ici.

Dernier avertissement avant bannissement

Je suis admin à titre bénévole, rien ne m'oblige à en supporter davantage.

Non, c'est pour vous que ce ne sont que des paroles, sans parler du culot que vous avez de donner des leçons de "karma" aux autres.
Je suis membre à titre bénévole,  vous, vous êtes juste bénévole au pouvoir et à la grande gueule, et rien ne m'oblige à vous donner le plaisir de me bannir comme à votre habitude et depuis le temps, vous devriez savoir où le mégalomaniaque et le sexiste que vous êtes, peut se mettre ses avertissements et ses leçons de "Noble Octuple Sentier"...

sakura a écrit:Ou comment ne rien retenir de soi, s’oublier et s’oublier encore pour afficher son vrai visage.
(...)
]

C'est très drôle sakura-admin de constater que ce sont toujours ceux qui portent un masque qui sont attachés à parler de "visage originel".

Barillet a écrit:

sakura a écrit:Ou comment ne rien retenir de soi, s’oublier et s’oublier encore pour afficher son vrai visage.
(...)
]

C'est très drôle sakura-admin de constater que ce sont toujours ceux qui portent un masque qui sont attachés à parler de "visage originel".

Pourquoi Sakura aurait un masque et pas toi? Nul ne le sait?
Toujours les mêmes propos de pure folie malveillante qui ne s'en rend même pas compte.

Avant, je ne pensais pas vraiment qu'il puisse y avoir une sorte de "contamination par la fréquentation" ; et j'étais sceptique quant on parle, dans pas mal de textes, de "bonnes fréquentations", d'effets de groupe liés à la Sangha, alors que par ailleurs (je ne m'en rendais pas encore compte) les expériences et recherches en psychologie prouvent de plus en plus l'importance de ces effets de groupe, d'influences etc.

Mais j'ai vécu IRL pas mal de choses ces derniers temps qui m'ont donné à voir qu'un comportement pouvait, malgré nous, et particulièrement lorsque nous pratiquons peu zazen, être comme "transféré" en nous. Je me suis retrouvé malgré moi à imiter des comportements vus à plusieurs reprises.

Alors dans une certaine mesure, en prenant en compte notre "potentiel de résistance" (lié à la stabilité apporté par la pratique régulière et rien d'autre, ou presque), il y a un moment où le mieux est de se garder de certaines influences. En espérant pouvoir ensuite faire quelque chose qui aura un impact positif même sur les influences auxquelles on ne peut, pour l'instant, se "mesurer".

Le mot "influence" que j'emploie ici paraît un peu magique, mais c'est en fait très concret. A force de voir des gens gueuler, râler, on finit par râler et par gueuler. A force de voir des gens douter, accuser, on prend un peu le pli.

Le principe d'une retraite bouddhiste c'est de se retrouver entre personnes de bonne volonté, de manière à prendre de bonnes habitudes... ce qui n'empêche pas d'y trouver parfois des râleurs ou des gens moyennement motivés mais c'est quand même le principe d'une sangha.

TNH répète souvent qu'il faut préférer de bonnes fréquentations plutôt que des mauvaises. Nous n'avons aucune raison de nous forcer à supporter des gens que le zen n’intéresse pas.

Néanmoins, il faut essayer d'être le plus inclusif possible et ne pas chercher à créer une élite. Encore une fois il suffit que les gens soient de bonne volonté. Quelqu'un qui dit que le zen ne l'intéresse pas ou plus ne peut pas être considéré comme de bonne volonté même si je me doute bien que la personne cherche bien ici quelque chose.

Dans les temples zen rinzaï on fait poiroter le prétendant 3 jours dehors afin de tester sa motivation... ça permet d'éviter les touristes spirituels.